Journée d'études " Frontières corporelles du visible et de l'invisible "
Inscrite dans l’évolution des savoirs occidentaux, la visibilité des corps s’est progressivement imposée comme paradigme global de compréhension du monde (Amoore, Hall, 2009). Si la dissection a permis depuis la Renaissance de produire du savoir sur le corps et son intériorité, au 18e siècle, la mesure des corps ne se limite plus à la description, mais devient une manière de comparer, de classifier et de calibrer les corps et les comportements humains (Foucault, 1963 ; Patin, 2013). À la fin du 19e siècle, l’anthropométrie associée à la myologie et l’ostéologie vont contribuer à la consolidation de stéréotypes de sexe et de race (Peiretti-Courtis, 2021). Aujourd’hui omniprésente, la transparence des corps se mue progressivement en injonction (Amoore, Hall, 2009). Prolongé jusque dans l’architecture des espaces publics et lieux sensibles (aéroports, gares, centres commerciaux, etc.), l’usage de vitrines, de fenêtres et de caméras sert autant à faciliter la surveillance qu’à inciter à la consommation (Adey, 2008 ; Fuller, 2008).
De plus en plus performantes, des techniques et technologies contemporaines proposent de repousser les limites du visible pour diagnostiquer, détecter ou monitorer symptômes, maladies, indices de performance, émotions voire intentions dissimulées. En matière de surveillance (biométrie, prophylaxie) elles ont tendance à s'appuyer sur le corps comme sur une matière préexistante (Van der ploeg, 2011). Souvent décrites comme neutres ou non invasives, nombre d’entre elles ne sont pourtant plus limitées au secteur scientifique, médical ou sécuritaire, mais propices aux usages profanes et quotidiens (Ceyhan, 2006, Lupton 2016). Ces usages tendent à transformer les significations et à déplacer les frontières du privé et de l’intime. De même, parce qu’ils peuvent être conçus pour traiter un nombre élevé de personnes, ces outils de mesure reposent, de fait, sur des normes corporelles et d’intimité pensées comme universelles ou du moins majoritaires. Ni neutres ni objectifs, ils peuvent néanmoins contribuer à exclure, invisibiliser ou contraindre les individus ne correspondant pas à ces critères (van der Ploeg, 2011, Magnet, Mason, 2014, Löwy, 2003). Cette injonction à la visibilité peut par ailleurs faire l’objet de résistances, à même le corps : empreinte digitale de substitution, œil artificiel, réplique de visage (Schindel, 2018), ou encore vêtements et maquillages destinés à tromper les algorithmes de reconnaissance faciale.
Les données produites, qu'elles soient d’ordre graphique, chiffré ou numérique, rendent donc visible le corps en même temps qu’elles en dessinent les contours, les qualités intrinsèques et les matérialités (Desrosière, 2008 ; Turmel, 2013). Ces écritures du corps accompagnent de nouvelles possibilités de subjectivation et ouvrent de nouvelles voies aux processus de naturalisation et d’incorporation du social (Dagiral, 2019), voire soutiennent les figurations du vivant. Par exemple, le déploiement de techniques préventives d’imagerie médicale et de l’échographie obstétricale ont contribué à rendre visible le fœtus et un corps sexué (Raz, 2015) et par là à lui donner une existence propre sur laquelle s’appuie la législation et certaines interventions médicales prénatales. Pour Barbara Duden (1996) “l’invention du fœtus comme entité biologique, voire génétique objective par l’intermédiaire de la médicalisation et le développement des technologies de visualisation de la grossesse, empêche de recevoir d’autres représentations et perceptions de la vie prénatale et d’en restituer l’histoire”. Les techniques de production du visible semblent ainsi dans le même temps produire de l’invisible.
Nous souhaitons inviter les chercheur.e.s à se pencher sur cette part de l’invisible produite paradoxalement à travers les divers dispositifs de visibilisation. En étudiant le jeu de tensions entre visible et invisible, il s’agira d’interroger d’une part, les frontières corporelles du visible et de l’invisible, et d’autre part les effets de ces frontières sur les processus de catégorisation des corps et leurs matérialités.
Qu’est-ce qu’un corps visible/lisible et comment l’apparition de nouvelles technologies bouscule les frontières du visible et de l’invisible ? Quelles parties du corps sont aujourd’hui investies par les outils de visibilisation et quels effets ont ces pratiques sur les processus de catégorisations médicales, sociales ou encore légales ? Dans le domaine médical, quels sont leurs impacts sur les relations médecins/patients, surveillants/surveillés, sujets/objets ? Dans quelles mesures et par quels biais les individus résistent ou se conforment au dispositif de visibilisation et d’invisibilisation ? En rendant visible, en mettant l’accent sur tel ou tel aspect, d’autres sont oblitérés, quels sont-ils, que disent-ils des rapports au corps, quels sont les effets de ces catégorisations?
Sans s’y restreindre, ces questionnements pourront être investis à partir de divers domaines et terrains de recherche, dans une perspective interdisciplinaire mobilisant l’anthropologie, l’histoire et la sociologie.