Interview du directeur, Jérôme Beauchez

- Qu’est-ce que le LinCS ?

Le LinCS est l’acronyme du Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles – Lab for interdisciplinary cultural studies, dans sa traduction en anglais. Cet acronyme évoque tous les liens que nous cherchons à tisser ou à renforcer entre les disciplines scientifiques, les chercheuses, les chercheurs, les universités et la société.

Nous sommes une « unité mixte de recherche », car nous avons deux tutelles : le CNRS et l’Université de Strasbourg. J’ai pour ma part rejoint cette université en 2018 en tant que professeur de sociologie et d’anthropologie. En cela, je ne suis qu’un reflet de l’interdisciplinarité qui caractérise notre collectif. Celle-ci est principalement appuyée sur un dialogue noué entre anthropologues, sociologues et spécialistes de l’histoire contemporaine ; nous travaillons aussi avec des géographes, des juristes, des économistes et sommes ouverts à bien d’autres apports. Le LinCS compte une quarantaine de chercheurs et d’enseignants-chercheurs, auxquels s’ajoutent une soixantaine de doctorants et trois personnels d’appui à la recherche.

Quant à notre projet scientifique, il s’inspire d’une tradition que nous entendons renouveler : celle des Kulturwissenschaften – les études culturelles, en allemand. En la matière, Strasbourg est un haut-lieu historique. C’est en effet dans les universités du Rhin supérieur qu’a été conçu tout un pan fondateur de la modernité des sciences humaines et sociales. Au tournant du xxe siècle à Strasbourg, Heidelberg ou Fribourg-en-Brisgau, on a élaboré des façons tout à fait originales d’interpréter ou de mettre en lien les faits historiques et sociaux ; on a aussi mis l’accent sur l’importance de la culture, non seulement dans le façonnement des individus et des groupes, mais aussi dans les manières dont ils interagissent et inventent le quotidien.

-    Que sont les études culturelles ?

Ce que je viens d’indiquer, et pas seulement… Je n’ai pas la prétention de les définir. Je me contenterai plutôt d’esquisser la vision qui est la nôtre car, à proprement parler, les « études culturelles » restent à construire. En français dans le texte, elles brillent par leur absence en tant que programme constitué au sein de nos laboratoires et de nos universités. Pourtant, le mouvement global des sciences humaines et sociales ne saurait être pensé sans l’apport international des cultural studies. La plupart du temps, on les présente comme le fruit du cultural turn : le « tournant culturel » qui a marqué l’histoire et redéfini une grande part du programme de nos disciplines à partir des années 1960.

Après le grand moment structuraliste, ce tournant a replacé la culture au centre des préoccupations. C’est dans son élan que le Center for Contemporary Cultural Studies a été fondé, en 1964, à l’université de Birmingham. Interdisciplinaire, il comptait aussi bien des spécialistes en études littéraires que des sociologues et des historiens. Leur point commun a été de travailler sur un objet peu valorisé : les cultures populaires. Distinctes de la prétendue « haute culture » – celle que l’on considérait comme digne des enseignements universitaires ou des musées –, les cultures populaires renvoyaient à tout ce qui pouvait faire sens dans la vie quotidienne des différentes composantes de la population – les ouvriers, les femmes, les jeunes et plus tard les immigrés – dont l’activité symbolique et les modes d’interaction n’intéressaient la recherche universitaire qu’à la marge. Avec l’apport des cultural studies, ça a bien changé…

-    Au regard de cet héritage, quelle est l’originalité du LinCS ?

Avant d’en venir à son originalité, je dirais que son origine est à chercher dans le prolongement des influences que je viens de citer. Toutes nous enseignent que la culture ne saurait être statique, sinon figée – dans une manière d’être immuable, ou dans des objets que l’on expose au musée. Au-delà de toute forme d’essentialisme, elle se révèle dans la dynamique des significations que nous donnons aux choses, aux êtres – humains ou non-humains – et au monde qui nous entoure. Tout l’enjeu est alors de saisir ces processus de signification qui, selon notre position dans telle communauté ou telle société, nous aident à nous orienter autant qu’à comprendre une part du réel et de son infinie diversité.

Ces idées n’ont pas émergé à Birmingham, à la suite du cultural turn. Elles ont été débattues dès la fin du xixe siècle, notamment dans les universités du Rhin supérieur qui ont formé l’un des creusets des Kulturwissenschaften. Situer l’origine des cultural studies à Birmingham est en ce sens une erreur de perspective historique. Cette erreur est d’autant plus dommageable qu’elle empêche d’établir des connexions entre différentes manières d’étudier les cultures qui relèvent aussi bien de l’anthropologie, que de la sociologie ou de l’histoire – pour ne citer que les fondements de l’interdisciplinarité mise en œuvre au LinCS. Grande figure de l’anthropologie culturelle, Clifford Geertz a par exemple expliqué sa conception de la culture au moyen d’une métaphore : celle de la toile d’araignée. Car elle permet non seulement de saisir, mais encore de tisser les significations du monde. Cette idée, Geertz la réfère directement à la tradition allemande. Plus particulièrement à Max Weber, l’un des pères fondateurs des sciences sociales modernes qui a enseigné à Strasbourg, Heidelberg et Fribourg-en-Brisgau.

C’est donc là que je situerais l’originalité du LinCS : au croisement de toutes ces façons de concevoir et d’étudier la culture non pas comme un objet, mais comme le point de départ, ou l’ancrage de toutes nos recherches. Car ce sont bien les réseaux de signifiance qui organisent les perceptions du monde dans l’espace et le temps. Quelles qu’en soient les variations – et elles sont infinies –, nous concevons les cultures comme des « documents publics » (là encore, l’expression est de Geertz) qu’il s’agit de déchiffrer à partir des traces inscrites dans différents types d’archives, ou dans les actes du quotidien qu’il nous est donné d’observer.

-    Partant de là, quelles sont vos thématiques de prédilection ?

Nos recherches se veulent en relation étroite avec les enjeux sociétaux et les acteurs, institutionnels ou individuels. Leurs façons d’interagir et de concevoir le monde sont au cœur de nos enquêtes. Tout cela se situe en droite ligne de la conception des études culturelles que j’ai indiquée tout à l’heure. Ces études sont fondamentalement interdisciplinaires ; autant que peut l’être le LinCS. Très concrètement, notre pratique de l’interdisciplinarité s’appuie sur le travail conjoint des anthropologues, des sociologues, des historiennes et des historiens réunis autour de trois thématiques-clés : « incarner » (les études du corps et de la santé), « altériser » (l’« autre » tel qu’il est conçu selon les sociétés, les cultures ou les époques) et « dévier » (l’étude des transgressions et des rapports aux normes ou aux lois). Ces trois grands domaines sont à l’images des compétences de nos membres et de tout ce qui a pu faire l’histoire des sciences sociales à Strasbourg. Ils reflètent aussi des enjeux et des préoccupations centrales en matière de recherche. Leur désignation par des verbes indique que nos enquêtes se situent au plus près de l’action, dans ces trois grands domaines auxquels toutes et tous contribuent à différents degrés au sein du LinCS. L’autre point commun entre les membres du laboratoire est que leurs travaux s’appuient sur des investigations empiriques ; nous faisons avant tout de la recherche de terrain – qu’il s’agisse d’engagement ethnographique, d’enquête sociologique ou de dépouillement d’archives.

-    Comment vous situez-vous dans les débats polémiques autour des cultural studies ?

Je répondrai sans hésiter : par l’enquête. C’est l’élément fondateur de notre programme de recherche et le premier pilier du LinCS. Il nous positionne autant qu’il nous situe dans les débats que suscitent les cultural studies. Depuis les années 1990, elles font l’objet de toutes sortes de polémiques ; hier avec l’affaire Sokal et Bricmont – qui les a dénoncées comme le lieu d’une imposture intellectuelle –, aujourd’hui avec l’agitation créée autour du « wokisme » dont les cultural studies seraient un bastion. Je n’arrive pas bien à comprendre ce que certains politiques et autres polémistes rangent sous ce terme. Je sais en revanche ce que sont les études du racisme, du sexisme, du (post)colonialisme et des différentes espèces de domination. Elles sont au cœur des sciences humaines et sociales. Or, nous sommes des chercheuses et des chercheurs qui menons des enquêtes. À ce titre, notre seul critère de validité se mesure à l’aune de nos avancées ; nous ne condamnons ou ne louons a priori aucune théorie. Nous les mettons plutôt à l’épreuve du terrain dans l’idée de faire progresser notre compréhension des cultures, des sociétés et des grands enjeux contemporains.

-    Quelles sont vos priorités pour les années à venir ?

Je l’ai dit, le répète et pense que pas une ou un collègue ne s’inscrira en faux : la première priorité du LinCS, c’est l’enquête. C’est elle qui donne corps à l’interdisciplinarité que nous avons fondée dans le dialogue entre l’anthropologie, la sociologie et l’histoire.

La dimension internationale et la vivacité des liens transfrontaliers sont aussi une priorité absolue du LinCS. Elle s’incarne d’ailleurs dans notre environnement de travail immédiat, au travers des échanges que nous entendons renforcer avec les établissements membres du campus européen Eucor – comme les universités de Bâle, Fribourg-en-Brisgau et le Karlsruher Institute für Technologie –, ainsi qu’avec les universités de Neuchâtel, Tübingen, Heidelberg ou encore Sarrebruck (pour ne citer que ces exemples).

Les répercussions de ces échanges et de toute notre manière de concevoir la recherche sont également attendues dans le domaine de la formation – là encore, une priorité du LinCS. Car c’est en réassurant le continuum recherche-formation que nous entendons développer les masters adossés au laboratoire, afin de mieux intégrer les étudiantes ou les étudiants et devenir un véritable pôle d’attraction pour la préparation des thèses.

Enfin, le lien science-société s’inscrit également au premier chef de nos priorités. À telle enseigne que notre conception de la publication intègre les productions académiques habituelles (les articles et les livres), mais aussi d’autres manières de « faire savoir » plus résolument tournées vers les « sciences sociales publiques ». Celles-ci entrent en dialogue direct avec le monde social et les grands enjeux sociétaux auxquels notre laboratoire entend prendre part.

S’il ne s’agit certes pas d’un répertoire complet, l’ensemble de ces éléments suffit à montrer que le projet du LinCS dépasse les frontières du seul monde académique et s’inscrit dans la perspective d’un véritable partage des savoirs. Pour finir, je rappellerai à ce sujet qu’Émile Durkheim, l’un des pères-fondateurs de la sociologie et des sciences sociales modernes, disait que « nos enquêtes ne vaudraient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » ; autrement dit : si elles devaient rester sans effet sur le changement social.