Cinéastes de la troisième génération en Tunisie : la redéfinition des enjeux d’un engagement politique
Le cinéma en Tunisie est caractérisé par une culture de cinéma structurée autour de deux fédérations, la fédération tunisienne des ciné-clubs fondée en 1949, la FTCC, et celle des cinéastes amateurs fondée en 1962, la FTCA, dont l’engagement est porté haut et fort par quelques membres devenus des acteurs et actrices influent·es de la société civile. La révolution du 14 janvier 2011, marquée par la chute du dictateur Zine El Abidine Ben Ali, a ramené les valeurs de cette culture cinématographique au premier plan : esprit d’initiative, sens du collectif, engagement politique fort pour une société démocratique, sens du débat et du bien commun. Issu d’une recherche plus vaste fondée sur un corpus de tous les auteurs et toutes les autrices de longs métrages documentaires et de fiction réalisés en Tunisie, et d’un travail d’enquête mené auprès de 30 cinéastes, cet article porte plus spécifiquement sur la troisième génération de cinéastes, celles et ceux né·es à partir des années 1970. Il reprend l’ambition de l’appel à contribution lancé par les coordinatrices ce numéro : « faire émerger les continuités, les filiations ou les ruptures qui relient la nouvelle génération aux avant-gardes des années 1960-1970, afin de rappeler que le cinéma n’est pas apparu subitement au Maghreb à la faveur de la révolution numérique » (Pierre-Bouthier, Tenfiche, 2024). Dans un premier temps, cet article dresse une brève description de la réalisation en Tunisie, structurée autour de trois générations, et de la façon dont celles-ci ont construit leur engagement en cinéma autour de conceptions de soi et d’enjeux différents. Nous examinons plus particulièrement la tension entre l’engagement politique diffusé par cette culture associative du cinéma en Tunisie, et le romantisme lié à une conception plus artiste de la réalisation qui apparaît déjà clairement parmi les cinéastes de la deuxième génération. Les répondants de la première génération formée à l’étranger, qui revendiquent les valeurs héritées de la FTCC et de la FTCA, se remémorent l’étude de grands cinéastes dans les écoles de cinéma en Europe, et s’imaginent devenir les initiateurs d’œuvres fondatrices d’un cinéma national tandis que la seconde génération, qui souffre de l’effritement des opportunités, est plus modeste dans ses ambitions. La troisième génération, venue au cinéma pour la majorité, par la rupture que constitue la révolution du 14 janvier 2011, vient d’horizons sociaux et culturels bien plus divers. De ce paysage de la création cinématographique héritée d’une culture de cinéma spécifique à la troisième génération, nous tirons trois idéal-types de la conception de la réalisation et de la création au cinéma. Le premier, les « solitaires né·es de la révolution », s’aligne sur une conception assez classique de l’artiste romantique qui cherche dans le récit intime le moyen de rendre compte d’une nouvelle subjectivité, la sienne. Les « expérimentateurs en cinéma » sont mus par la volonté de rompre avec le monde du cinéma en Tunisie, pour s’engager dans une expérimentation collective qui amène les membres à œuvrer en cinéma au-delà de ce que seraient un récit national et des frontières nationales. Les « exploratrices d’une Tunisie postrévolutionnaire » se rapprochent sans doute davantage des valeurs de la culture du cinéma en Tunisie, et revendiquent une éthique du cinéma tournée vers un pays dont une grande partie de la population était invisible au cinéma, d’où l’importance de partir à la découverte des mondes qu’on ne voit pas, de redéfinir les modalités de la relation entre filmeuses et filmé·es et d’engager un dialogue avec les publics autour des films.
Article paru dans un numéro thématique de L'Année du Maghreb, intitulé Nouvelles puissances politiques du cinéma au Maghreb, dir. par Marie Pierre-Bouthier et Salima Tenfiche. En savoir plus